– Charlotte ! Charlotte ! Charlotte !!!
Tard dans la nuit, des cris perçants hurlaient mon prénom. Le son résonnait jusqu’à la cime des arbres, des corbeaux s’envolèrent en croassant et la forêt parut plus inquiétante que jamais. Charlotte… En plus, je détestais mon prénom. C’était super moche Charlotte. On aurait dit un mélange entre ce gros gâteau écoeurant et une chouette hulotte. Imaginez un peu la créature hybride que ça pourrait donner !
Je fixais le sol depuis de longues minutes. Les évènements s’étaient succédés si rapidement que j’avais du mal à continuer d’avancer et m’étais arrêtée quelques instants pour reprendre mes esprits. Tout avait commencé il y a des années, pour se terminer aujourd’hui. Je ne parvenais pas à trouver un sens à tout ça. Il n’y en avait certainement pas d’ailleurs. Rien n’a de sens, et pourtant au final, tout fait sens. C’est la vie, comme on dit. Mais quand même…
Ce soir-là, la nuit était à la fois claire et sombre. La lune formait un fin croissant à peine visible mais très élégant, dans un ciel dégagé constellé d’étoiles. Il faisait chaud. C’était une belle nuit d’été. Enfin, c’était ce que je croyais. J’avais rendez-vous à l’orée de la grande forêt de pins qui bordait la rivière. Comme chaque année depuis bientôt dix ans, nous nous retrouvions à cet endroit. Même heure, même jour. Pas une fois, ni elle ni moi n’avions raté ce rendez-vous. Cette année encore, j’arrivai avec une boule au ventre, la gorge serrée.
Le mois précédant notre rencontre, je me préparais comme s’il s’agissait du jour le plus important de ma vie. Je calculais tout, je réfléchissais à tout, je me projetais dans des scénarios plus abracadabrants les uns que les autres. C’était absurde. Je le savais bien, mais impossible de m’en empêcher. Je préparais donc ma venue avec une attention particulière : quelle tenue allais-je porter, fallait-il que je me maquille, apportais-je des fleurs ? Des fleurs, j’en prévoyais à chaque fois, mais je tentais de ne jamais prendre la même variété d’une année à l’autre. Je vérifiais et revérifiais plusieurs fois chaque détail frénétiquement comme si ma vie en dépendait. Je ne voulais pas la décevoir.
Lilly. Je vous avais déjà parlé de Lilly ? Elle s’appelait Lilly. En fait non, c’était pas vrai. Elle s’appelait Océane, mais moi je l’appelais Lilly. Tous ses amis l’appelaient Lilly, mais franchement je ne savais pas trop pourquoi. Après tout, entre Lilly et Océane, il n’y avait aucune lettre en commun. Enfin bon, c’était comme ça. Lilly donc. Lilly était une fille tout ce qu’il y a de plus pétillante. Elle était radieuse. Ses longues boucles brunes lui retombant sur les épaules lui donnaient un air malicieux et sauvage. Ses pommettes bien rondes, son large sourire, ses yeux d’un bleu azur la rendaient irrésistiblement belle. Et c’est avec elle que j’avais rendez-vous. Pensez-vous que j’allais être à la hauteur ? Je ne savais pas, mais je faisais tout pour.
Cette année, j’avais apporté un petit cadeau pour elle, une surprise. Un bijou en fait. Le plus beau que j’avais vu dans la vitrine. C’était un petit collier fin et discret, qui se portait assez serré, orné d’un pendentif bleu. Une pierre précieuse dont la vendeuse m’avait vanté tous les bienfaits mais je n’avais pas tardé à les oublier à peine sortie de sa boutique. Dommage parce que c’était super intéressant. Mais moi je l’avais juste choisi pour sa couleur. Ce bleu profond me faisait penser aux yeux de Lilly. Je me l’étais imaginé autour de son cou, et il m’avait semblé que ça l’aurait rendue encore plus belle.
J’avançai donc, la boule au ventre, le collier dans ma poche, en direction de notre point de rendez-vous. Comme d’habitude, j’étais en avance. Mais elle était évidemment toujours là avant moi. J’arrivai à sa hauteur et lui souris. A chaque fois que je me retrouvais en sa présence, un frisson me parcourait le corps et mes sens s’éveillaient. Je m’assis sur le petit muret qui se dressait près de nous.
Au départ, c’était super compliqué de prendre la parole. J’étais comme intimidée. Je n’étais pourtant pas au théâtre, debout sur la scène à devoir réciter ma tirade. J’étais avec ma meilleure et plus fidèle amie. Mais après, quand j’étais partie, je ne m’arrêtais plus ! Je lui racontais tout. Mes joies et mes peines, je pleurais même parfois. Mais je riais beaucoup aussi. Et j’étais intarissable. Elle, très discrète, m’écoutait toujours attentivement, sans un mot, sans un geste, en me fixant. Parfois des heures durant.
Tout à coup, j’entendis un bruit. Un craquement de branche me sembla-t-il. Quelqu’un devait approcher. Etonnant. Je n’avais jamais vu personne à cet endroit de la forêt. Étrange. Je prêtais une oreille attentive. Je tournai alors ma tête de telle sorte que j’entendis mieux ce qu’il se passait au loin. Des bruits de pas. Lents. Lourds. Qui cela pouvait-il bien être ? Personne n’était au courant que nous nous étions retrouvées là. Et pourtant…
Soudain, sous un anorak, une silhouette apparut. Sans un regard pour Lilly, une voix masculine s’adressa à moi :
– Bonjour Charlotte.
Comment connaissait-il mon prénom ? Je fis mine de n’avoir rien entendu et me retournai vers Lilly.
– Excuse-moi, je ne voulais pas t’effrayer. Je me présente, je m’appelle Gaston. Je suis le fils du propriétaire du champ de tournesols en contre-haut de cette forêt.
Je me retournai de nouveau pour détailler mon interlocuteur qui semblait insister pour communiquer avec moi. Mis à part son anorak, il semblait savoir à peu près bien se vêtir. Non mais c’était vrai, quoi ?! Un anorak, on avait déjà vu plus glamour, non ? Il semblait lire dans mes pensées, ou tout au moins, il s’était rendu compte que j’étais en train de le juger de la tête aux pieds. Il reprit :
– Pas la peine de faire cette tête, tu n’as pas meilleure allure !
Non mais de quoi il se mêlait celui-là ? Biensûr que j’avais fière allure, moi. En tout cas, j’avais tout fait pour, et ce depuis des semaines.
Devant ma mine interloquée, il poursuivit :
– Ne t’es-tu pas rendue compte qu’il pleuvait à verse ? Tu es toute trempée ! Et un autre orage approche, tu ferais mieux de t’abriter. Je faisais un tour dans le champ de mon père pour ramasser des outils qu’il avait abandonnés là et qui craignent la pluie quand j’ai entendu ta voix au loin. J’ai enfilé une veste qui trainait par terre pour me protéger de la pluie et suis venu voir. Allez, ne traînons pas plus, viens. Je connais un petit abri un peu plus loin, nous nous cacherons dedans en attendant que ça se calme.
– Et Lilly ?
Il avait déjà commencé à avancer mais se retourna quand même. Je lui montrais Lilly du doigt, presque agacée. Il repartait déjà.
– Ah, Océane. Ne t’inquiètes pas pour elle, elle ne risque rien. Viens !
Je ne voulais pas que mon rendez-vous soit aussi rapidement écourté, mais Gaston avait raison, le temps se gâtait et il était plus sage de se mettre à l’abri quelque part. Océane. C’était bizarre d’entendre quelqu’un l’appeler comme ça. Mais bon. Gaston ne la connaissait sûrement pas autant que moi, c’était pour ça. Je fis quelques pas dans sa direction, à contre-coeur. Les éclairs zébraient le ciel qui s’était assombri. Moi qui pensais que la nuit allait être belle. Elle avait bien commencé pourtant. Mais je n’avais pas dû voir le temps passer et la météo avait fini par tourner elle aussi.
J’avais à peine franchi quelques mètres, que j’entendis un énorme bruit de fracas. Que cela pouvait-il bien être ? Effrayée, je me retournai. Gaston aussi. Et c’est là que je la vis. Mon visage se décomposa. Tout en moi s’effondra. Mon cœur fit au moins trois tours sur lui-même. Quelle horreur ! Gaston sentit que quelque chose n’allait pas et s’approcha de moi. Je le repoussai d’un geste sec et violent. Il ne pouvait pas comprendre. J’étais remplie à la fois de tristesse et de colère. Comment c’était possible ?
Je courus en direction de Lilly et trouvai au sol, dans l’herbe, le collier que je lui avais amené un peu plus tôt dans la soirée. Je le ramassai et le serrai si fort que j’en eus mal au poing. Je fondis en larmes. Gaston s’approcha à nouveau de moi. Cette fois-ci, ne supportant plus sa présence, je l’esquivai et partis en courant à travers bois, sans savoir où j’allais. Heureusement, l’orage avait fini par cesser et je voyais à peu près où je posais mes pieds, sans quoi, je serai tombée plus d’une fois.
S’en suivit cette scène où Gaston hurlait mon horrible prénom à tue-tête dans toute la forêt pour essayer de me retrouver. Je l’entendais au loin : “Charlotte ! Charlotte ! Charlotte !!!” Sa voix était agaçante. Et moi, je ne voulais pas être retrouvée. Je voulais être seule. J’avais besoin de me calmer et de me remettre de mes émotions.
C’était la fin. La fin d’une époque. Et certainement le début d’une nouvelle si j’arrivais à me raisonner. Mais c’était dur. C’était trop frais. Lilly… Dix ans. Dix ans que je venais tous les ans, sans jamais manquer une seule fois de ponctualité et de rigueur. Dix ans que j’honorais notre rendez-vous. Que je t’honorais, toi. Dix ans que tu étais morte. Que chaque année, à la date de notre rencontre dans notre tendre jeunesse, je venais sur ta tombe te raconter ma vie actuelle. Comment j’évoluais sans toi. Mais aussi avec toi. Toi, toujours là sur mon épaule, toujours là pour moi, toujours là dans mon cœur. Lilly, qu’est-ce que tu me manquais si tu savais… Je te le répétais souvent quand je venais te voir mais c’était jamais assez.
Cette année, Lilly, quelque chose s’est cassé. L’orage l’a brisé. Ta pierre tombale s’est fendue en deux, et la moitié a fini par basculer dans la rivière en contrebas. C’était affreux. Affreux. Mais j’étais là. J’étais là avec toi. J’étais juste à côté quand c’est arrivé. Encore une aventure qu’on avait partagée, Lilly. Une nouvelle aventure.
Je reviendrai, Lilly. Je continuerai à venir te voir. Mais cette année-ci plus régulièrement. Je vais arranger ça. Tu verras. Je vais tout réparer, Lilly. Tu verras…