Mon cœur, pourquoi ces noirs présages ? Je suis triste à mourir.
Une histoire des anciens âges hante mon souvenir.
Heinrich Heine, « Die Lorelei », 1824, traduction par Gérard de Nerval
J’étais jeune, j’étais fou. Mon corps nu. Drôlatique. Lunatique. Narcissique. Le ballon rouge se noie. Tu voudrais te jeter du haut de la falaise. Mais le malaise est trop grand. La chute n’aura pas lieu car en bas se trouve un trésor. Elle était belle en nacre pourtant, ta croix. Mais c’est comme ça. Il n’y aura pas de promesse cette fois. Tu plonges. Les traces ont été disséminées entre tes bras. Tes cheveux d’anges ne sont pas verts. Et pourtant… Il reste le goût du baiser. Sacré. Le ballon s’est dégonflé. La marée est montée. Le noir remplace le bleu du ciel. Il ne reste qu’un trait de khôl sous tes yeux trop chamarrés.
Tous les épisodes de ma vie de rockeur sont un drame. Une série sous les draps. Toute femme y passa. Et déjà, je change de sexe. Je rêvais d’être un triton. Tu m’aides à me réaliser. Un drôle de jeu. La Madonna allume toutes les couleurs dans mon coeur. Je sais déjà quel personnage je serai, aujourd’hui. Je mets du temps à me décider. Enfin, je monte à l’intérieur du train. La sirène d’alarme me pousse à franchir le marchepied qui va me mener loin de moi. Je me sens tel un bagnard en fuite perpétuelle. Incapable d’être heureux, en quête d’un amour invincible, je tente de m’extraire d’un quotidien morne et triste. Une sonnerie de téléphone intempestive et je regarde par la fenêtre. Quatre heures encore. Les arbres verts alternent avec les forêts de béton. J’ai mal au cœur. J’ai hâte d’arriver. Où ? Quand, exactement ? J’ai peur. Un peu. Ma relation est brisée.
Un homme se mouche. Je rêve encore d’un avenir incertain. J’avale mon chagrin. Ma mère ne comprend pas. Irréfléchi. Je suis. Peut-être. Ou pas. Je ne sais pas. Intuition. Raison. Déraison. Faire un choix. Me positionner. Et recommencer. Un juste milieu. Enjeu. Trajet suivant. Est-ce la bonne solution ? Notre séparation. Elle a dû partir. J’ai dû souffrir. Mourir. À jamais. Renaître. Épuisé. Fumant. Abandonner les affaires chez elle. Excuses. Pour revenir. En détresse. Me faire jeter. Un bébé. Je voulais. Pas elle. Déjà donné. J’ai pas chialé. Pas vrai. Le téléphone sonne. Je décroche.
— Benji, je te dérange pas ?
Je ne peux pas repartir en tournée. Nouveaux châteaux en Espagne. Délirer. Vomir l’amour et le vin. Pisser à la raie de la société. Enfiler mon blouson de rockeur. Violer les peurs. Et tout recommencer. Voir tout refleurir. Et arriver. Enfin. À destination. Souffler un peu. Un train sur deux. La compagnie. Le vivant. L’humain. Nous faisions corps. Nous ne faisions qu’un. Hypersensible. Il faut apprendre à vivre avec. Je capte tout. Je suis une éponge. La température d’une foule, l’humidité d’une forêt, l’excitation d’une femme. Vampire des temps présents. Des temps absents. La vie. Un combat. Ma vie. Drôle d’accalmie.
— Un toast ?
On me tend une coupe. Je ne comprends pas. Qu’est-ce que je fous là, ici-bas ? Qu’est-ce que je fuis ? La vie. L’envie. Le concert va commencer. Je pense à elle. Je ne pense qu’à elle. Mon obsession. Je la vois. Dans le public, la file. Où est la fille ? J’ai besoin d’elle. J’ai besoin de celle. Ma belle. Ne plus faire d’erreur.
— Benji ? Le concert va commencer. Il est encore dans la lune… C’est pas vrai !
J’écoute pas. J’écoute rien. Je cherche du regard mon Ondine, ma Mélisande, ma Mélusine. Ma Lorelei, où es-tu ? Mon cœur ne m’appartient pas. Je crois que je ne comprends pas ce qu’il se passe. Je suis déjà sur scène. La veste de rockeur mise par erreur. Et déjà je suis allongé dans mon lit de satin. Suite royale. Champagne au lit. Les clopes dans l’eau du bain. Je recommence le trépas. Ça va pas, je crois.
— Benji ? Tu m’entends ?
Elle tente de capter mon âme. C’est trop tard. Mon cœur est un brasier. L’alambic bouillonne. Je crois que je me noie. À quoi je sers ? Je suis con. Mais Benji n’écoute pas. Je la baise parce qu’il le faut. Elle mouille les draps. Je jouis, je crois. Il faut que je descende à la réception. Je sonne le groom. Il m’accompagne au sous-sol. L’ascenseur sous la mer. Au niveau inférieur, je suis bien. Il me laisse seul avec mes palmes et mon tuba. C’est là que je me transforme, que la magie opère. Je suis un autre. Je ne suis plus moi. Ma queue est brillante, luisante. Je l’ai choisie bleue et rose. Une queue de sirène. Une queue de triton. J’anime le bar. On ne me reconnaît pas. Je ne suis plus une rockstar. Je suis moi. Le rock c’est ma carapace. Au fond, je suis une limace. Je sais que ça fait mal. Trop. D’être soi. Se montrer au monde, ça ne me dérange pas. Mais j’étais pas moi. Vraiment.
Une succube frappe à ma porte. Ce n’est pas ma Lorelei. Je le sais. Elle, elle ne frappe pas. Jamais. Elle vient la nuit quand je dors profondément, quand je rêve d’elle, justement. Elle vient, elle me prend. Ses mains contre mon front font sortir le sang. Je pleure. Vraiment. C’est ma figure de proue que j’embrasse. Je la caresse. C’est mon serpent de mer, ma tigresse. Je suis trop sensible. Elle le sait. Ses anneaux m’enserrent davantage. Cela vient. Ma muse, ma sirène, mon angoisse. Au fond, je voudrais me lever, faire preuve d’auto-discipline. Impossible. En vain. J’essaie. Sa lourde chevelure m’étouffe. L’odeur me prend au cœur. C’est celle de la mer, de l’iode, de l’huître.
— Darrian…
J’entends sa voix. Elle m’appelle, chante mon nom. Mais je ne m’appelle pas comme ça. Comment sait-elle ? Tout est déréglé. Vraiment. Il y a quelque chose de très étrange que je vois. C’est quelque chose qu’il faut capter mais qui n’est pas propre à moi, je crois. Il est possible que tout ceci ne soit qu’une obsession. J’en suis quasi certain. Mais quelque chose cloche. Sous l’eau. Retrouver. Une oreille. Une écoute. Arrêter de se remettre en question. Meilleure amie. Ma sirène. Elle savait qu’elle était jolie, on lui avait souvent dit. Alors, elle avait coupé ses cheveux. Pour qu’on la prenne pour un garçon, pour qu’on écoute ses chansons. Ça n’avait pas marché, on l’avait trouvée plus jolie encore à cause de ses yeux bleus océan, verts mer, gris ciel. Avec moi, elle avait confiance. Elle chantait les seins nus. Je l’accompagnais à la guitare, je l’écoutais des heures, dans les yeux. J’étais amoureux. Ma sirène, j’aurais voulu la garder rien qu’à moi, comme on couve un trésor.
Je suis au bar. Le serpent de mer danse devant moi. Il est rayé, dangereux, venimeux. Pourtant, il ne m’effraie pas, je crois. Chanter c’est comme écrire, c’est un acte dans l’instant, dans l’immédiateté, c’est comme rêver ou jouir, ça libère. Le reste, la diffusion, l’offrande, le partage de l’œuvre, c’est comme une image. C’est là. On sait que c’est là mais c’est déjà loin, parti, c’est le passé. Ma sirène est blonde. Peut-être rousse parfois. Je ne sais plus très bien ce que je vois. Le flou. Des fois. Je voudrais être seul mais c’est impossible. Un rêve de gosse. Égoïste. C’est pas facile. Beaucoup font comme moi, acceptent leur malheur mais ils ne sont pas rockeurs. Chance ou malédiction, je ne sais pas. Je pourrais me muscler je crois.
Rien à voir avec tout ça, on frappe à la porte, je suis sous les draps. Qui c’est donc ? Ce n’est que toi. Le concert de la veille ne s’est pas très bien passé. On m’a hospitalisé, je crois. La mer est belle où je suis. Je vais commencer une cure il me semble. Ville thermale. Balnéaire. Très jolie. Il n’y aura pas d’alcool où je suis. Interdit. Je n’ai pas le droit de chanter ni de jouer de la guitare mais j’ai de quoi noircir le papier. Écrire est un acte éjaculatoire. Ils ne peuvent pas m’interdire de jouir.
Je sors prendre l’air. Dans le couloir, une femme en peignoir allaite un enfant en linge blanc lui aussi, on dirait un fantôme. Je souris. J’ai le droit à mes palmes et mon tuba. Je file plonger. J’ai le temps pour ça. La corde au cou c’était beaucoup trop demander. À toi. Tant d’amants trop de passions. C’était une star. Ma Stella me laisse à l’agonie. Je l’ai choisie ainsi. Je l’ai créée avec sa peau. Charme magnétique, extatique. Elle a toujours joué pour moi. Et soudain : panique ! Ma lionne, ma panthère, j’aime quand tu es près de moi. Dans tes bras, je ne pense à rien, comme lorsque je nage. Passion. Je ne t’apporte rien de bon. Passons.
J’étais donc ici, avec ma sirène, les deux pieds dans l’eau de mer, un verre de sans alcool dans la main, la paille dans la bouche, les yeux rivés sur le bar aquarium qui nous plongeait dans l’ambiance du film Le Grand bleu. Elle était belle ma sirène, à m’écouter. Je lui racontais que j’avais grandi près de la mer, que très jeune j’avais été attiré par l’« ailleurs », que j’aimais l’eau, la nature, les éléments, que j’avais peur des hommes, que je ne craignais pas l’étrange, le bizarre, que la solitude ne me dérangeait pas, mais que c’était une amie un peu trop possessive parfois, la solitude. Elle m’écoutait bien sagement dans l’eau, ma sirène. J’aimais sa peau nacrée, sa queue argentée et ses cheveux dorés. Elle avait de jolis seins mais je ne les regardais pas. J’essayais. Ça se voyait. Sûrement.
— Je peux goûter à ton cocktail ? me demande-t-elle.
Je lui prête ma paille. Elle ne sait pas boire ma sirène. Elle renverse un peu de lait sur ses seins. C’est une enfant coincée dans un corps de femme. Ça surprend. Je voudrais arrêter le temps, arrêter ceci, faire tomber la pluie mais je ne peux pas. Impuissant. Demain c’est samedi. Je devrais être sur scène. Je me sens comme un déchet. Échoué.
— Mais enfin Benji, tu ne peux pas éprouver un peu de gratitude pour ce que tu as ?
Elle a raison Érika. Mais je suis parti, cependant. J’ai fui retrouver ma mer et ma sirène, la liberté, m’a appelé et j’ai roulé, roulé, jusqu’à la falaise, jusqu’au couchant. J’ai croisé des gens que je connaissais. Je les ai salués. Et puis. La nuit, j’ai beaucoup pensé à être nu, contre toi, sur la plage, dans le sable. J’ai voulu rouler les perles de tes coquillages entre mes doigts, j’ai souhaité goûter à l’écume de tes lèvres pastel. Dans l’océan, tu es libre. À terre, tu te donnes à moi. Alors oui, je remercie le ciel pour notre rencontre. Je ne crois pas au hasard. Il ne faut pas. Il nous faut saisir le bonheur dans l’instant. C’est égoïste. Le prendre et le redonner, le laisser jaillir, ne pas le rechercher, jamais. Plutôt le caresser quand il est là et le serrer un peu dans nos bras. Quand il s’agite trop comme un chat ou un serpent, nous devons le lâcher. Ses coups font mal mais ils sont le signal, la sirène, l’alarme. Il faut bouger quelque chose, bien souvent, son regard.
Je suis sous l’océan, de l’autre côté de la glace du bar-restaurant. Une vitre me sépare d’une curieuse scène. Elle me met mal à l’aise. J’éprouve un peu de difficulté à respirer avec mon tuba. C’est ma faute. J’aurais dû prévoir. Ne pas regarder encore, détourner le regard. Ce que je vois ne me plaît pas. Est-ce que je me noie ? Trop d’efforts. Et soudain, elle est là. Elle me sauve. Je crois. D’un baiser. Je respire. Elle m’arrache à la scène, me ramène à la surface. Je suis son prisonnier, sur son rocher. Je ne me débats pas. Je ne peux pas. Le choix est difficile. Il ne se fait pas. Repartir encore une fois. Plein gaz : direction l’Éternité. J’emmène ma sirène dans ma forêt magique. Je l’ai enlevée. À moto. Ça n’a pas été facile. Ma sirène a dû troquer sa queue pour deux petits pieds sableux.
— C’est loin ? me demande-t-elle.
Je sais plus très bien. Un kilomètre ou deux. Il faut s’aventurer dans les terres, passer près d’un monastère, s’enfoncer dans les bois. C’est mon coin secret à moi quand ça ne va pas bien et même quand ça va bien. C’est un lieu sacré où vivent les fées. Je ne l’ai jamais montré. Et aujourd’hui, ma sirène. Elle semble émerveillée. Je la vois qui essaie de redresser les scarabées. Ils sont tous retournés. Indigo. La rivière est asséchée mais pas les beaux yeux de ma sirène. Je demande :
— Pourquoi tu pleures ?
Elle ne répond pas. S’enfonce au cœur du dolmen. J’entends des voix de touristes espagnols. C’est la troisième fois cet été. Est-ce un signe ? Je vois la jolie tête de ma sirène. Elle est cachée. Je la sors de là.
— C’est un tombeau.
Je la serre dans mes bras. Cela fait du bien. Je me sens bien. Je cherche à comprendre mais rien ne vient. Je crois que nous allons dormir ici. Je monte la tente. Je sais faire du feu, avec trois fois rien.
— Tu as faim ?
Elle hoche la tête. Nous mangeons à la belle étoile, en silence, pour une fois. Un silence sain. Je m’allonge enfin et ma sirène me chante un refrain que je connais bien. Il y a des fois où je songe à hier. Je me dis que ce que j’ai vu n’existe déjà plus. Le futur ? Je ne m’y concentre plus. Rien ne m’y fixe. Rien ne m’y projette. Seul l’instant présent m’enveloppe.
Certains débouchent le champagne. Je pense déjà à l’instant où la bouteille sera vide. La fête est finie. Peut-être que je ne savoure plus. C’est possible. Je ne sais pas. Je t’imagine, mon ange, ici-bas, près de moi. Je t’imagine blonde, les cheveux courts, un air enfantin. Tu es un peu moi enfant. Moi autrefois. Moi maintenant. J’ai été un peu rigide, c’est vrai. Sur scène, j’assume. Je parle peu. Avec toi, ma belle, je ne parle pas, je parle vrai. Cela souffle aujourd’hui sur ma Bretagne. Je voudrais rester les pieds dans l’eau, à jamais et toujours rêver. J’avais songé à construire sans oser jamais bâtir. Je veux sans doute détruire encore un peu. Un jeu. Peter Pan. Éternel enfant. Artiste rebelle. Cœur de damné. Un jour je boirai à ton cou, la source du Léthé. Je téterai ta vie, mon amour. Je ne peux pas faire semblant. Et toi, ma belle ? Aimes-tu ça ? Le danger que je provoque ? Ton cœur bat à sang. Je le sais, je le sens. Et encore ces curieuses voix espagnoles… Est-ce que je me trompe de chemin ? Construire pour rien. Qu’est-ce que je veux bien ? Embrasse-moi. Serre-moi fort, mon étoile d’or. Je suis curieux. J’ai soif de cette aventure ! Avec toi.
La sirène sonne. Un incendie sans doute. Le concert est fini. Les voix russes ont fini par remplacer les voix espagnoles. Il en faut plus pour me déconcentrer. Je gêne. Je sais que je gêne. Pourtant, ils sont tous là pour moi, pour m’applaudir. À quoi ça sert ? Le concert était honnête. Je ne me sens pas chez moi. La fenêtre. Je voudrais me fondre dans ce décor. Qui est le sauveur, qui est la sauvée ? Décor de pluie et d’eau. Abattement. Multiforme. Et ses cils. Courbés. Fuir, peut-être. Encore. À nouveau. Terrain glacé. Flamme terminée. Consumés. Nos états d’âme. Où ? Nous ne pouvons plus. Tout effort est vain. Que cela cesse, s’arrête. Par la fenêtre, je regarde le sous-marin. La sonnerie retentit encore. Il n’y a pas de feu. C’est notre terre qui a flanché. Dégénérés. Le glas. La sécurité. Intense. Nous n’y pouvons rien. Nous ne pouvons plus et c’est très bien. Pourquoi rester ? Alors. Pourquoi résister.
— Tu as peur ? me demande ma sirène.
— De quoi ? je fais.
— L’eau monte. Il ne faut pas rester.
Elle plonge. Le sel pique, arrache, me fait mal. Depuis combien de temps je résiste ? Cela racle le fond bleu comme ses yeux. Et moi qui suis amoureux, je vais plonger. Je le sens. Cela vibre en moi. Cela m’appelle.
— La liberté, mon amant, me dit-elle.
Je sens ses lèvres sur mon sexe. Il n’y a plus de tabou entre enfants. C’est à peu près tout. Ces jeux érotiques n’ont jamais eu de sens, sauf quand nous dansions l’un contre l’autre. Un Charleston de vacances. Et sa robe. Ses bottines. Élégant. Les tourments arrivent. Je me prépare. Je change la note et essuie mon front. Trop tard. Je largue les amarres. Ça redémarre. Je le sens ce cauchemar. Ce cœur est décidément bien ennuyant. À contrecœur, je suis indécent. Je dois m’abandonner vraiment, commencer à lâcher-prise et prendre le large. Il me semble que je flotte. Suis-je un bois mort ? Je nage ! J’ai toujours su. Le poisson mord à l’hameçon. Garçon. Et me voilà entre ses bras, deux jolis bas noirs, ma sirène. Ses cuisses sont si… Son très joli compliment. La marque rouge du verre sur son nez. Le goût de la cerise d’antan… que je dévorais enfant. Et maintenant ?
— Qu’est-ce que tu attends ?
Qu’est-ce que j’attends ? Je ne sais pas. La mort. La vie. L’envie. De toi. De tes doigts. Recommencer. Raturer. Déchirer les draps. Et tes bas. Effiler. Écorcher. Dévorer. Vif. Et voir l’encre jaillir.
— Oh poupée, ne brise pas mon cœur…
— C’est toi le rockeur…
Oui mais je ne veux pas pleurer à nouveau. Je ne veux pas sentir les larmes monter. J’ai passé des années à assécher le ruisseau.
— Ma toute belle… Je t’en prie, savourons.
— Alors, noyons-nous…
Elle m’entraîne. Sous sa crinière, je sens le galop. Mes vêtements sont de trop. Nous recommençons à zéro. Elle et moi. Moi sur elle. Talons dans la nuit. Cris d’insomnie. Cet ange du bizarre me fait peur. Terreur. Mais je cède. Elle a l’énergie de la folie. Amphisbène bicéphale. Je panique.
— Est-ce que tu me crois quand je te dis que j’entends des voix.
— Je les entends aussi.
Ma sirène me comprend. Je n’en reviens pas. La gravité semble m’emporter. Je sens la morsure près de mon collier. Je dois l’arracher. J’étouffe ! Je ne sens plus mes mains. Le destin me tue ! Elle s’empare de moi. Ma sirène fait partie de moi. Je brise la vitre et l’eau se répand… Je dois partir à présent. Nous nous retrouverons bientôt, vivre la profusion. Ma Lorelei. Embrasse ton créateur. Oui c’est moi qui t’ai créée, façonnée, ma Lorelei. Tu es née de la mer mais je t’ai insufflé l’esprit, ta liberté, ton esprit vif, ta cruauté et même ta plume acérée. Je t’ai tout donné, toi, mon bourreau, ma lumière, mon étincelle. Je vois tes ailes, perfide amante.
Accepte mon amour. L’amour n’est qu’un têtard cherchant à survivre au courant, se nichant dans l’antre amer pour y donner la vie. Oh, mais déjà je les entends ces voix… Comme Kafka écrivait : « Le chant des sirènes pénétrait tout, et la passion de ceux qui ont été séduits aurait désagrégé plus que des chaînes et un mât ». Monstrueuse et pourtant plus humaine que moi, je te hais et je t’aime ma Lorelei, mon étoile, si loin dans le ciel. Toi, le phare en pleine tempête, je te vois, je te sens et pourtant je ne peux t’atteindre, ô Lorelei… Je me noie Lorelei… Tu es ce feu vert infernal oscillant entre le jaune de ma folie et le bleu de ma léthargie.
— Benji… réveille-toi. Il est temps de vivre. Laisse-moi t’offrir le souffle de Dieu. L’élan de la Création.
Je tire une carte. Encore la même. L’étoile. Mon étoile. Mon ange gardien. Ma mère. Ma sœur. Ma reine du ciel. Ah, si j’étais reine… Souvent, je rêve d’elle. La nuit. Mais aussi la journée. Toujours là. À mes côtés. Sans me quitter. Jamais seul. Pourtant, la solitude est un coffre trop lourd. Je plonge alors. J’enfouis mes trésors. Une pierre de plus à ma collection. Un bijou de reine. Et lorsque enfin je remonte, une femme aux pieds fins se glisse sous mes mains. Une petite anguille.
Alors je l’embrasse. Sous ses bras me glisse. Je nage dans l’eau vive de ses yeux bleus. Je goûte au sel de la vie. Toujours me ramène à la rive des îles aux beaux rivages. Je ne crains plus rien de bien. Plus rien de mal. Et toi, ma sirène, tu es plus belle que celles qui meurent de chagrin. Ni homme ni chien. Juste un poisson. Qui nage entre ciel et terre dans un océan de destins. J’ai choisi le mien. Sous un arc-en-ciel, j’ai trouvé un trésor. Et c’est toi. Ma Lorelei, mon créateur, mon rédempteur, mon père et ma mère en un unique sein.